- MONET (C.)
- MONET (C.)Le mot fameux de Cézanne résume parfaitement le génie de Monet: «Monet, ce n’est qu’un œil, mais quel œil!» En privilégiant les effets lumineux et la matière picturale, qui n’étaient jusque-là, dans l’histoire de la peinture, que des moyens au service d’une représentation, le maître de l’impressionnisme entame, le premier, le processus irréversible qui conduit à l’art moderne. C’est la vision de l’artiste et non l’objet de cette vision qui importe, c’est la façon de peindre et non plus la chose peinte. On comprend la réaction du jeune Kandinsky voyant pour la première fois une toile de Monet: «La peinture m’apparut tout à coup douée d’une puissance fabuleuse.»Un nouvel art du paysageClaude Monet, bien que né à Paris, passe sa jeunesse et son enfance au Havre où ses parents tiennent une épicerie. Il manifeste très tôt de grand dons pour le dessin, en particulier pour la caricature. C’est Eugène Boudin qui encourage le jeune homme à peindre et l’emmène «sur le motif», en plein air («Ce fut tout à coup comme un voile qui se déchire. J’avais saisi ce que pouvait être la peinture»), puis qui l’engage à aller étudier à Paris où Monet part en 1859. Il demande conseil à Constant Troyon, mais travaille surtout à l’Académie suisse, où il rencontre Camille Pissarro.Après un intermède de près de deux ans, au cours duquel il fait son service militaire en Algérie, il s’inscrit en 1862 dans l’atelier du peintre académique Charles Gleyre afin de préparer l’École des beaux-arts. Il y rencontre Renoir, Sisley, et Bazille avec qui il va bientôt partager un atelier. C’est à cette époque – ainsi qu’il en va de ses amis – que commence sa véritable vie de peintre.Comme Boudin l’avait fait pour lui, Monet convainc ses camarades d’aller peindre en plein air, dans la forêt de Fontainebleau. L’été 1865, il réalise une ambitieuse composition dont les fragments sont aujourd’hui au musée d’Orsay, à Paris, un Déjeuner sur l’herbe , reprenant, sous une forme plus réaliste et contemporaine, le thème de Manet. Sous les arbres, des personnages grandeur nature – posés par Bazille et Camille, la compagne de Monet – sont traités à touches larges de couleurs hardies, dans un style fruste et spontané, radicalement opposé au «léché» académique. Jusque vers 1866, plusieurs influences se combinent chez Monet: celle de Corot, par exemple, dans Le Pavé de Chailly (1865, musée de Copenhague); celles de Courbet et de Manet, avec Camille Monet au petit chien (1866, coll. Buhrle, Zurich), ainsi que celles de Boudin et de Jongkind dans La Jetée de Honfleur (1864). Mais, à vingt-six ans, il peint quelques-uns de ses premiers chefs-d’œuvre, comme La Terrasse au bord de la mer près du Havre (1866, Metropolitan Museum, New York), ou Les Femmes au jardin (1867, musée d’Orsay, Paris), étonnants de force, de fraîcheur, avec un élément très neuf dans l’art du paysage, une impression presque palpable de l’air, du vent, de la lumière, du soleil inondant une ombrelle ou redoublant le rouge d’une fleur: un réalisme atmosphérique immédiat, éloigné de la mélancolie des paysages de l’école de Barbizon, ou même des Hollandais. Pour la première fois, un paysage n’est pas un état d’âme, mais un instant de l’éclat de la nature. Ces qualités vont se développer chez Monet qui, malgré une vie matérielle et morale très difficile – il est dans une telle misère en juin 1868 qu’il tente de se suicider –, atteint en deux ans une liberté dans les moyens picturaux et une maîtrise dans l’effet de ses impressions absolument inédites dans l’histoire de la peinture.L’été 1869, Monet et Renoir travaillent à Bougival, «l’atelier de paysage de l’école française moderne», selon les Goncourt. C’est en effet là que naît véritablement l’impressionnisme. Dans La Grenouillère (Metropolitan Museum, New York), Monet centre tout son tableau sur les reflets dans l’eau des arbres et du ciel, peints en touches fragmentées de couleur pure. Ce qui n’aurait été, dans le paysage traditionnel, qu’un détail dûment codifié, devient le principal objet d’observation et d’émerveillement, sans autre programme esthétique sous-jacent que celui qui naît de l’observation. L’impressionnisme, qui allait, quelques années plus tard, faire figure d’école, est alors parfaitement instinctif et spontané; le seul point dont Monet soit très vite conscient, c’est qu’il doit avant tout se fier, en le protégeant et en le fortifiant, à son seul instinct visuel: de Fécamp, il écrit à Bazille, en 1867, qu’il ne regrette en rien Paris, où l’«on est trop préoccupé de ce qu’on voit et on entend», et ces mots qui le définissent si bien: «Ce que je ferai ici aura au moins le mérite de ne ressembler à personne, parce que ce sera l’impression de ce que j’aurai ressenti, moi tout seul.»À la fin de 1870, Monet rejoint pour quelques mois Pissarro et Charles-François Daubigny à Londres, où il peint quelques superbes paysages de brume, comme Le Parlement de Londres (1871, coll. Astor, Londres), où l’on sent les effets de son admiration pour Turner. De 1872 à 1878, il s’établit à Argenteuil, foyer du mouvement impressionniste dont il devient alors véritablement l’esprit et le chef, par son assurance, son rayonnement, sa vitalité. «Sans lui, a dit plus tard Renoir, j’aurais renoncé.» Manet lui-même subit son influence à cette époque, en s’essayant à la peinture claire, aux figures en plein air. C’est pour Monet une période de plénitude productive, où il tâche de capter les instantanés lumineux dont les rives de la Seine et la campagne environnante lui offrent, au cours des heures et des saisons, l’infinie variété: le papillotement d’un Champ de coquelicots (1873, musée d’Orsay, Paris), ou les multiples variations de couleurs et de lumière des diverses versions des Voiliers à Argenteuil (1873-1874). Plus que ses amis Sisley et Renoir, Monet sait, de la multiplicité de ce qui s’offre à son regard, extraire l’essentiel, repérer l’accent clé, choisir d’instinct les quelques traits qui font la synthèse lumineuse du spectacle. Si la touche picturale est de plus en plus discontinue, la vision globale n’en est pas pour autant éparpillée ni diffuse. Son œil est spontanément moins passif que celui des autres impressionnistes; tout en étant d’une grande justesse d’observation, l’unité se fait toujours autour d’un motif lumineux central: il en était ainsi pour le fameux Impression, soleil levant (1872, musée Marmottan, Paris) où le soleil et son reflet dans la brume restent le moto d’une composition au premier abord turnérienne et vaporeuse; ou bien pour Le Boulevard des Capucines (1873, coll. Marshall Field, New York) où l’accent est porté sur le grouillement de la foule sur la neige des trottoirs; ou surtout pour La Rue Montorgueil pavoisée (1879, musée des Beaux-Arts de Rouen), tableau qui n’est pas celui d’une rue, mais du crépitement coloré des drapeaux qui la recouvrent.Les sériesChez Monet, l’instantané n’est jamais, comme chez Degas, celui d’un mouvement, ou, comme chez Renoir, celui d’un moment de plaisir, mais un pur instantané atmosphérique, même dans ses paysages urbains. Ses célèbres vues de La Gare Saint-Lazare (musée d’Orsay, Paris) ou du Pont de l’Europe (1877, musée Marmottan) avec la lumière tombant des grandes verrières sur les vapeurs des locomotives sont des visions aussi justes que poétiques de la vie contemporaine.C’est peut-être en peignant plusieurs versions de La Gare Saint-Lazare que Monet eut l’idée d’exécuter des séries, de reprendre systématiquement le même motif sous des éclairages divers. Avec les années quatre-vingt, on assiste à une sorte de dispersion des impressionnistes, et l’exposition de 1886 sera la dernière du groupe. À partir de 1881, Monet expose seul et suit dans sa peinture une voie de plus en plus personnelle. En 1878, il s’est installé à Vétheuil, puis, en 1883, à Giverny qu’il ne quittera presque plus jusqu’à sa mort, quelque quarante ans plus tard. Seuls des voyages en Méditerranée (Bordighera, 1884; Antibes, 1888), en Bretagne (Belle-Île, 1886), à Venise (1908 et 1911), en Norvège (1895) ou à Londres (1888, 1901), voyages dont il rapporte chaque fois des séries dont le sujet principal est l’eau et la multiplicité de son apparence, vont couper une approche de plus en plus hallucinée et obsessionnelle de quelques effets lumineux sur un nombre d’objets de plus en plus modeste et restreint. En 1890-1891, il peint et expose les premières «séries» systématiques de Peupliers et de Meules en essayant d’en traquer, à des moments divers de la journée, une vérité visuelle fugitive: «Je pioche beaucoup, je m’entête à une série d’effets différents [...], plus je vais, plus je crois qu’il faut beaucoup travailler pour arriver à rendre ce que je cherche, l’instantanéité, surtout l’enveloppe, la même lumière répandue partout, et plus que jamais les choses venues d’un seul jet me dégoûtent.» Sous cette apparente modestie d’intention et de sujets – après Les Meules , ce seront, en 1893-1894, les Cathédrale de Rouen (musée d’Orsay, Paris), puis, jusqu’à sa mort, Les Nymphéas de son jardin –, les ambitions de Monet sont grandes. Ce n’est plus, comme à l’époque précédente, un paysage-spectacle, mais un secteur restreint de ce paysage, scruté dans sa vérité matérielle, avec une technique dédaignant de plus en plus les volumes et les valeurs pour ne s’intéresser qu’aux effets tactiles et lumineux. La pâte s’épaissit, les formes se dissolvent en une effusion de matière et de couleur qui veut signifier plus qu’une apparence: un «instant de la conscience du monde».Après avoir été porté aux nues, au tournant du siècle, par une sensibilité formée au bergsonisme et au lyrisme naturiste des «données immédiates de la conscience», les générations suivantes vont reprocher à Monet sa passivité devant la nature, son laisser-aller à la seule vision. C’est en isolé, adulé du grand public qui avait peu à peu admis l’impressionnisme, mais coupé des artistes des générations suivantes, tournés de préférence vers les recherches de Cézanne (à qui pourtant Monet survit vingt ans), que Monet poursuit, de 1885 environ à sa mort, en 1926, de l’époque de Seurat, puis des nabis, à celle du cubisme et de l’abstraction géométrique, une peinture désaccordée avec celle de son temps. Il faut attendre les années 1950 pour que l’abstraction lyrique trouve en lui sa source et son maître. À la fin de sa vie, avec une indépendance souveraine, il peint sur de très grands formats de furieuses proliférations végétales, suspendues (Glycines , 1919, Oberlin Museum, Ohio; Jardin à Giverny , musée de Grenoble) ou aquatiques. Ses grandes compositions de Nymphéas , dont les plus achevées sont celles qu’il exécute peu avant sa mort pour le musée de l’Orangerie, constituent, en effet, selon le mot d’André Masson, la «Sixtine de l’impressionnisme», témoignant d’une liberté et d’une audace prodigieuses. Il réalise là, avec une démesure et une puissance étonnantes à plus de quatre-vingts ans, cette fusion totale du peintre et de la nature, en une vision panthéiste destinée à produire l’impression d’une plongée dans l’instantané, ou, pour employer le mot de Proust à son sujet, dans le «miroir magique de la réalité». Cette expression finale d’une contemplation rêveuse et hallucinée devant la nature est traitée avec toutes les audaces de l’«action-painting», pour exprimer un univers intérieur pourtant plus proche de celui de Debussy que de l’art qu’il annonçait. Quand Monet meurt, il est le dernier survivant de l’impressionnisme qu’il avait fondé, puis porté pendant un demi-siècle jusqu’à ses plus extrêmes limites.
Encyclopédie Universelle. 2012.